Vendredi 8 septembre s’est ouverte la dixième Coupe du Monde de Rugby, à Saint-Denis. Après une cérémonie d’ouverture qui était… ce qu’elle était, le XV de France défiait la Nouvelle-Zélande dans un match très attendu par toute l’Ovalie. Et pour la première fois de leur Histoire, les All Blacks se sont inclinés dans un match de poule de coupe du monde ; face à des Bleus tout autant survoltés par leurs propres qualités rugbystiques que par 80 000 spectateurs presque tous ralliés à leur cause. Mais naturellement, je ne suis pas là pour vous parler de rugby… car entre la cérémonie aux accents franchouillards et cette démonstration de notre équipe nationale, il y eut une Marseillaise. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle aura fait couler beaucoup d’encre.
Entonnée par un chœur d’enfants sous le parrainage de l’artiste Mika, et dans un arrangement spécialement écrit pour l’occasion ; cette exécution de notre Hymne est tombée presque immédiatement sous un torrent de critiques, parfois violentes. Sur Twitter (excusez-moi, « sur X »), on parle de « massacre », de « chorale inaudible », d’une belle « idée stupide », tous ces commentaires décriant l’absurdité de faire chanter la Marseillaise en canon. J’ai moi-même été assez surpris d’en entendre un arrangement aussi sophistiqué dans un stade gonflé à bloc. Seulement voilà… cette Marseillaise n’était absolument pas chantée en canon !
Le canon est une forme d’écriture musicale à la fois extrêmement simple dans sa conception (ce n’est pas pour rien que la plupart des gens, même peu formés à la musique, intuitionnent le concept) et très complexe dans sa réalisation. Une composition musicale digne de ce nom se constitue d’une unique mélodie, interprétée par au moins deux musiciens avec un décalage entre eux. Les exemples les plus célèbres sont évidemment Frère Jacques pour apprendre le principe aux enfants, et le fameux Canon de Pachelbel pour les entrées de mariages. Mais pour être un canon d’appellation d’origine contrôlée, il faut que la mélodie en question soit reprise strictement par les différents interprètes, sans qu’une seule note n’en soit modifiée (autrement, on parlera d’imitation). Ainsi, vous comprendrez facilement qu’avec trois lignes mélodiques différentes identifiables, la Marseillaise de la Coupe du Monde ne peut en aucun cas être considérée comme telle. La confusion avec le canon doit sans doute venir de la construction des contrechants, qui suivaient le principe du question réponse : chaque fois que le la mélodie de la Marseillaise avait une longue note tenue, le contrechant faisait entendre les mêmes paroles sur d’autres notes. Mais dans ce cas l’imitation n’est que textuelle, et non musicale !
On pourrait facilement répondre que je pinaille, et que rétrograder le canon en imitation ne fait que déplacer le problème. Seulement, rajouter des contrechants dans la Marseillaise, cela n’a rien de nouveau. L’exemple le plus fameux est sans doute l’orchestration réalisée par Hector Berlioz en 1830 et encore souvent jouée aujourd’hui. Si vous prêtez l’oreille à la reprise du refrain (timecode à 1:20 dans la vidéo ci-dessous), vous entendrez le chœur suivre exactement le même principe que ce que nous avons entendu au Stade de France vendredi dernier. Pourtant, en presque deux cents ans d’existence et une décennie de Concerts sous la Tour Eiffel le 14 juillet, ni aucun spectateur ni Stéphane Bern n’ont jamais crié au scandale.
Le nœud du problème est sans doute l’apparente incohérence de l’arrangement par rapport au contexte : avec une version aussi complexe, il a été très difficile pour les supporters de chanter par-dessus le chœur, et le résultat est effectivement assez illisible – ou pour mieux dire, inaudible. Historiquement, le contrepoint (l'art de superposer plusieurs mélodies) a toujours été considéré comme la forme d’écriture musicale la plus complexe, la plus noble, souvent rattachée à la musique sacrée. Et le canon en est justement l'expression la plus radicale, puisqu'aucune altération de la mélodie initiale n'est tolérée. Ce n’est pas pour rien que, quelle que soit l’époque, les compositeurs se sont souvent rattaché à ces méthodes d’écriture (canon, fugue, imitations) dans l’élaboration de cantiques ou de messes, de Jean-Sébastien Bach jusqu’à Maurice Duruflé. De fait, la nature complexe du contrepoint le rend assez impropre à l’expression spontanée d'une ferveur populaire, où des architectures musicales plus simples (et donc plus faciles à mémoriser et reproduire sans répétition) seront préférées.
Je vois d'ici un autre problème se poser, et à mon sens le plus intéressant. Pour en parler, faisons un petit détour historique au XVIIIe siècle : lorsqu'il est engagé à Leipzig, Jean-Sébastien Bach compose un immense cycle de cantates, de grandes pièces destinées à être chantées durant les services religieux. Le compositeur s’est souvent amusé à reprendre les mélodies des cantiques que les fidèles connaissaient par cœur (les fameux chorals), qu’ils pouvaient très facilement reconnaître et chanter dès les premières notes. Mais ici, Bach ne s’est certainement pas limité à simplifier ses arrangements pour les mettre à la portée du public : au contraire, les chorals de Bach sont aujourd’hui toujours étudiés par les jeunes musiciens comme des références incontournables, et certains d’entre eux sont encore des tours de force difficilement compréhensibles, même trois siècles plus tard. Pourtant, bien que Bach ait souffert toute sa vie d’une image de compositeur un peu trop sérieux ; ses compositions servent le culte, le lieu par excellence de la mixité sociale, où quel que soit votre niveau d’instruction musicale, vous êtes en mesure de reconnaître et de chanter ces cantiques. Trois cents ans plus tard, une Marseillaise avec un contrechant entre en dissonance avec l’expression enthousiaste et populaire de dizaines de milliers de spectateurs, et à bien y réfléchir cet épisode en dit long sur notre manière de consommer la musique aujourd’hui. Il a suffi d’un pauvre petit contrechant, dans une pièce aussi solidement ancrée dans nos mémoires que la Marseillaise ; pour mettre en défaut tout un stade et provoquer chez le public un rejet unanime et violent. Certes, l’arrangement était sans doute inadapté aux circonstances ; mais cela nous apprend bien des choses sur le comportement d’un public confronté, sans l’avoir demandé, à un style d’écriture musicale qu’il n’attendait pas.
Cette confrontation inattendue sera donc le point de départ d'une série de chroniques, dont le seul titre suffira à vous faire comprendre où je veux en venir : Nous ne savons plus écouter de la musique.
E.B.